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Le (vaste) programme de travail du futur ministre de la Justice…

Civil - Contrat, Procédure civile et voies d'exécution, Personnes et famille/patrimoine, Sûretés, Responsabilité
Affaires - Droit économique, Sociétés et groupements, Commercial
20/04/2017
Partageons une ambition pour la justice : tel est le titre de la lettre du garde des Sceaux à un futur ministre de la Justice, publiée chez Dalloz. Revue de détail des propositions impactant les professions, la procédure civile, le droit civil et la justice économique.
« Dans l’action ministérielle, il manque toujours de temps », relève Jean-Jacques Urvoas, en poste comme ministre de la Justice depuis près de quinze mois. S’il se réjouit d’avoir fait aboutir un certain nombre de réformes, « des chantiers majeurs restent encore à mener ». Traditionnellement, la direction des Affaires civiles et du Sceau prépare au futur ministre un dossier précis sur les affaires en cours, les projets, etc. Mais, pour la première fois, le garde des Sceaux, dans une démarche assez inédite, dresse son propre bilan et propose un cahier des charges, calendrier à l’appui, des réformes à entreprendre. Sont ainsi soumis « dix chantiers, tous tournés vers une unique ambition : réparer le présent et préparer le futur ». Avec un leitmotiv important : la transition numérique. Voici une synthèse de ses propositions.
 
Rapprocher la justice du citoyen
Comme le ministre aime à le rappeler, non sans agacer parfois, la justice est un service public, au profit des citoyens. Ce qui suppose de « centrer la réflexion sur le justiciable et sa capacité d’accéder à l’information, au droit et à un juge ». Au-delà du service d’accueil unique du justiciable (SAUJ), Jean-Jacques Urvoas recommande d’accélérer la dématérialisation des procédures, afin de « faire naître le service d’accès unique du justiciable (SAUNJ) ».
 
Parmi les autres réformes de procédure proposées, l’unification des modes de saisine des juridictions de première instance ou encore la réduction de l’intérêt d’un recours en appel en repensant l’office du juge (pouvoir de requalifier en droit les prétentions des parties ou de soulever les moyens d’office). Le garde des Sceaux est, par ailleurs, favorable « au fait de repenser notre droit des recours ». De quelle manière ? En limitant « en cas d’appel la présentation d’autres arguments que ceux critiquant exclusivement la décision du premier juge ». Dans cette optique, le ministre a annoncé la parution d’un décret « dans les prochaines semaines (…). Il encadre plus fermement la possibilité de présenter de nouvelles demandes, impose de présenter l’ensemble de ses prétentions et moyens dès le premier examen de l’affaire et propose une diminution globale des délais imposés aux parties pour la présentation de leurs conclusions dans le cadre de la mise en état ». Première étape d’un recentrage de l’appel sur la seule critique du jugement de première instance.
 
Autre angle de réforme, le repositionnement de la justice sur son « cœur de métier », en poursuivant la déjudiciarisation, notamment, et en revoyant la gestion des tutelles et des curatelles, chronophages pour les juridictions.
 
Poursuivre la mutation des professions
Alors que le judiciaire ne représente plus qu’un tiers des revenus des avocats, la place du conseil, elle, a nécessairement vocation à croître. Le ministre relève, en outre, la place grandissante des modes alternatifs de règlement des différends : les avocats « assurent, grâce à leur expertise, les conditions d’une conciliation équilibrée des différents intérêts ». Les algorithmes et l’intelligence artificielle bousculent tout autant cette profession (v. sur ce sujet, Portrait de l’Avocat 3.0, par Halbout J. et Le Maire G.) : « Si les magistrats ne sont pas menacés par ce phénomène, les professions judiciaires pourraient subir la concurrence de ces outils qui automatisent l’élaboration, voire la conclusion de documents et d’actes juridiques ». Ce qui les amènera, également, à renforcer le recentrage de leur activité autour du conseil, révélateur de leur créativité juridique et de leur capacité à réaliser du sur-mesure pour leurs clients. Cela passera nécessairement par une adaptation de leur formation.
 
Les notaires devront aussi continuer à s’adapter. Alors que la fracture provoquée par la loi n° 2015-990, du 6 août 2015 (JO 8 août), dite loi Macron n’est pas encore consolidée, le garde des Sceaux souligne que « la situation n’est guère satisfaisante en ce qu’elle repose sur le postulat que toute personne diplômée doit pouvoir être nommée sans néanmoins le concrétiser ». Jean-Jacques Urvoas propose pour y remédier « de déterminer précisément (les) critères d’accès, (…) de prendre davantage en compte les spécificités locales dans la détermination de l’implantation des offices à créer, et de revoir les modalités de transfert des offices au sein d’une zone ».
 
Faire prendre à la justice le virage numérique
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la justice n’a pas encore connu sa révolution numérique, et ce, au détriment de son personnel et des justiciables. Manque d’équipements informatiques, logiciels désuets, etc. : « Il faut engager résolument une mutation pour parvenir à la dématérialisation des procédures ». Et le ministre insiste : « Il faut viser l’ensemble des procédures et échanges internes du ministère mais aussi avec le justiciable, les services enquêteurs de la police ou de la gendarmerie, les avocats ou encore les personnes détenues (réservation de parloirs, communication avec l’Administration, etc.) ». Avec comme objectif : « dématérialiser l’ensemble des procédures et échanges, permettre le stockage et l’archivage numérique, développer les capacités de signature électronique tout en assurant un haut niveau de sécurité ». Presque une évidence, dont la mise en place, en pratique, pourrait cependant prendre des années (avec le risque bien réel d’être obsolète avant même son entrée en vigueur), en raison de son impact sur les infrastructures informatiques et de la difficulté de corréler plusieurs systèmes d’information totalement distincts, parce que propres à chaque direction et totalement cloisonnés.
 
Autre sujet, la preuve numérique. Le ministre indique ainsi qu’« Il faudra tout autant avancer sur la question du "déchiffrement" », c’est-à-dire, à la fois développer des solutions techniques pour « atteindre les données que les criminels souhaitent soustraire aux yeux de la justice », et « mettre en œuvre une démarche au niveau européen pour faire évoluer le cadre du recueil de la preuve numérique ».
 
L’open data judiciaire, prévu par la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 (JO 8 oct.) pour une République numérique, a gravé dans le marbre la mise à disposition du public de l’ensemble des décisions rendues (chiffres et dates à préciser). Ce qui suppose, au préalable, de garantir la protection de la vie privée des personnes citées dans ces arrêts. L’ étape initiale consiste donc dans la mise en place d’« un double mécanisme de protection : l’anonymisation et l’analyse du risque de réidentification des personnes (notamment en cas de croisements de données) ». La justice va devoir investir, ou développer elle-même, un outil de nature à permettre la « pseudonymisation ». Ceci fait, mais cela sera tout sauf simple, une masse très importante de décisions de justice des juridictions du fond va devenir aisément accessible aux magistrats, ce qui aura des répercussions sur leur façon de travailler : grâce au développement d’algorithmes de synthèse de la jurisprudence, à la fois aide à la décision et vecteur d’harmonisation (à l’image des barèmes), « les magistrats (seront amenés) à normer leurs décisions, ce qui nécessitera formation et outils informatiques en appui de cette démarche ».
 
Mais l’open data ne va pas seulement impacter la façon de travailler des magistrats. Il « pose également la question du développement d’une justice prédictive en raison du recours à l’intelligence artificielle ». Ces algorithmes qui, demain ou presque, scanneront des millions des décisions, donneront aux parties et à leur conseil une visibilité sur l’issue probable de leur contentieux. Ces solutions innovantes sont proposées par « des acteurs du droit, connus sous le nom de start-up juridiques ou Legaltech, (qui) proposent déjà dans notre pays des outils qui vont dans ce sens, car la perspective d’une analyse statistique et probabiliste des décisions de justice n’est pas nouvelle ». Jean-Jacques Urvoas affiche, à leur égard, une certaine perplexité : « Ce n’est pourtant pas un chemin qui me ravit (…). (Si) l’intelligence artificielle pourrait être utilement mise à profit pour bâtir des outils d’aide à la décision au seul bénéfice des magistrats afin d’explorer un dossier, la jurisprudence, les textes de loi, etc. Il faut néanmoins à tout prix éviter le risque d’effet performatif, tendant à uniformiser mécaniquement les pratiques ».
 
Enfin, autre conséquence de la révolution numérique relevée dans cette lettre : l’automatisation de la conclusion et de l’exécution de certains contrats. « Cette technique, souligne le ministre, est notamment appelée à se développer dans le monde des objets connectés qui pourraient conclure des contrats entre eux sans intervention humaine ». Quelle sera la place du juriste ? Il devra intervenir, en amont, au côté de l’informaticien, pour cadrer les algorithmes et s’assurer qu’ils respectent, notamment, la vie privée des utilisateurs de ces objets. Pour le ministre de la Justice, « le juriste ne peut plus vivre isolé dans sa matière. Il doit au contraire s’ouvrir aux autres disciplines ». Révolution dans la révolution…
 
Poursuivre le développement d’une justice économique
Le garde des Sceaux recommande à son successeur de poursuivre la réforme de la justice commerciale : « Ce tribunal des activités économiques aurait des compétences accrues par rapport à celles qui sont aujourd’hui les siennes, s’étendant à tous les aspects de ces activités, comme les baux commerciaux ou les questions de propriété industrielle ». Avec comme souci premier, la prévention et le traitement des difficultés des petites et très petites entreprises.
 
Mais pas seulement. Le ministre de la Justice se prononce en faveur d’une nouvelle (énième ?) réforme du droit des entreprises en difficultés, « aujourd’hui trop compliqué et, par conséquent, dissuasif pour les entrepreneurs concernés. Pour être protecteur, ce droit doit être facile d’accès. Il devrait donc être simplifié, à destination de ces entreprises pour lesquelles un certain nombre de détails des règles actuelles sont non seulement inutiles mais aussi néfastes à la satisfaction de l’objectif poursuivi ».
 
Jean-Jacques Urvoas propose également d’accorder des égards particuliers à une catégorie d’entreprises : les start-up : « De façon générale, la constitution d’un droit de la petite entreprise devrait être menée. À l’heure des start-up, cet acteur indispensable de notre économie doit plus que jamais concentrer toute l’attention. Il doit être doté d’un statut unique, simple, et protecteur des intérêts de l’entrepreneur et de ceux de ses créanciers ».
 
Autres pans du droit que le garde des Sceaux propose de réformer : le droit du patrimoine et celui de la propriété (avec une modernisation du régime de la publicité foncière et du droit de la copropriété). Mais aussi le droit des sûretés (réformé en 2006), la responsabilité civile (un projet a été rendu public le 13 mars dernier, v. sur ce sujet, Marraud des Grottes G., Levée de rideau sur le projet de réforme de la responsabilité civile), comme la responsabilité en matière économique. Mais également, la transposition de la directive sur la protection des secrets d’affaires et une réforme des contrats spéciaux, en commençant par la vente. Vaste programme…
 
Une attractivité du droit français à promouvoir
Le rayonnement du droit français dans le monde est également au nombre des chantiers abordés dans cette lettre. Le ministre de la justice insiste sur la nécessité, pour renforcer l’attractivité du système judiciaire français, « de mettre en place à très court terme, dans certaines de nos juridictions commerciales et civiles, des formations de jugement aptes à connaître des contentieux techniques, à appliquer des règles de droit étranger et à conduire les procédures dans les conditions, notamment linguistiques, les plus efficaces ». Et souligne l’importance de « s’assurer que les décisions rendues par les juridictions françaises pourront être reconnues et exécutées à l’étranger dans des conditions satisfaisantes ».
 
Un effort soutenu doit également être effectué pour « maintenir l’influence du droit continental au sein de l’espace francophone. Il serait en effet dommageable que des cabinets anglo-saxons viennent supplanter nos juristes, participant ainsi à l’affaiblissement de la pertinence du droit continental et, ce faisant, à l’hégémonie des règles commerciales anglo-saxonnes. Car l’influence juridique permet d’asseoir la capacité de nos entreprises à remporter des marchés en possédant une bonne connaissance du cadre juridique dans lequel elles évoluent ».
 
Rien que dans les matières ici abordées, et même si les suggestions sont parfois plus ou moins précises, l’éventail des réformes, qui portent à la fois sur l’organisation du service public de la justice et le droit lui-même, est plus que large. Ce à quoi s’ajoutent des contraintes budgétaires lourdes, qui ne facilitent pas certaines évolutions. Les candidats en lice au poste de ministre de la Justice ne pourront pas dire qu’ils n’ont pas été avertis…
Source : Actualités du droit